26 - Publication 3 sur 3 - Le capitaine allemand Jakob Kölmel
Suite et fin
3ième partie....
Après six semaines passées à Saintes, on lui avait accordé sa première permission pour rentrer chez lui. Il se réjouissait de passer deux semaines complètes avec Lene. En même temps, il éprouvait une certaine appréhension à l’idée de ce qui l’attendait à Hambourg. Il savait, d’après les lettres de Lene, que l’ambiance là-bas n’était pas joyeuse, mais plutôt morose, et que beaucoup de choses manquaient. Pendant des jours, il réfléchit à ce qu’il serait judicieux d’apporter. Il se procura une valise spécialement pour transporter en toute sécurité les surprises qu’il avait prévues. Café, thé, cacao, sucre, chocolat, ainsi que du jambon, du beurre et même des œufs, soigneusement emballés pour éviter qu’ils ne se cassent. Comme surprises supplémentaires, il avait pensé à deux paires de bas en soie et à un flacon de parfum. Chanel Numéro 5. Il avait découvert ce parfum quelques jours auparavant dans une boutique du rayon voisin. Le taux de change avantageux rendait cet achat abordable.
Les jours passés avec Lene furent principalement consacrés à rester au lit. Parfois, ils faisaient aussi une promenade autour de l’hippodrome ou jusqu’à l’Alster. Ils furent dérangés seulement par le hurlement des sirènes, qui les obligea à plusieurs reprises à se réfugier immédiatement dans l’abri anti-aérien. Deux fois, ils obéirent ; une fois, ils firent semblant de ne pas entendre et restèrent dans leur appartement. Jakob évitait de parler trop en détail de Saintes. Quelle impression cela ferait-il sur Lene si elle apprenait par lui qu’il vivait comme un prince en territoire ennemi avec les autres officiers et qu’il n’y subissait jamais d’alertes aériennes ? Qu’ils se régalaient là-bas de mets raffinés, tandis qu’ici, on souffrait de la faim ? Qu’ils buvaient du Pomerol en bouteille, alors qu’ici, on était heureux d’avoir de l’eau propre qui sortait du robinet ?
Ce n’est qu’à ce moment-là que Jakob découvrit la course vers l’abri anti-aérien, en compagnie des autres habitants de l’immeuble, tout aussi paniqués. Il découvrit également cette peur sous-jacente et omniprésente qui régnait ici. L’inquiétude pour les vivres, les tickets de rationnement, tout cela était nouveau et déconcertant pour lui. Cela le pesait et amplifiait la mauvaise conscience qu’il traînait depuis longtemps. C’est avec un sentiment de malaise qu’il laissa Lene derrière lui. Elle avait tenu bon. Mais sur le chemin de la gare, elle pleura.
De retour à Saintes. La vie là-bas avait peu changé. Rien n’évoquait quelque chose d’aussi hideux que la guerre, si ce n’était le danger latent d’être pris pour cible par des tireurs embusqués. On racontait de telles histoires au sujet d’autres villes. Mais à Saintes et dans ses environs, la situation était restée calme, et rien de tel n’avait été signalé jusqu’à présent. Une fois, on rapporta la mort d’un sous-officier. Contrairement à ce qu’on avait d’abord supposé, ce n’était pas l’œuvre de partisans. C’était le cheval étranger qu’il avait d’une manière ou d’une autre réquisitionné et avec lequel il ne savait pas se comporter. Ce n’était pas une balle tirée d’une embuscade, mais un coup de sabot du cheval qui, comme Jakob put le constater sans équivoque et le noter sur le certificat de décès, l’avait mortellement frappé à la tête. Heureusement, les cinq otages furent relâchés.
Entre-temps, des visites guidées de la ville, organisées par des experts, étaient proposées aux soldats. Jakob découvrit, dans ce qu’on qualifiait de modeste bourgade provinciale, des édifices et des ruines censés remonter à l’époque romaine. Il en avait peut-être entendu parler à l’école, mais se tenir maintenant directement devant ces vestiges était une tout autre expérience. Trois églises majestueuses, dont les silhouettes dominaient de loin la ville, illustrèrent l’influence romane, gothique, byzantine ou mauresque, patiemment expliquée par les guides.
Malgré ce programme de distractions organisées, il devenait de plus en plus difficile de maintenir le moral des hommes. Beaucoup de soldats, arrachés à leur formation, leur travail ou leur famille, ne savaient pas vraiment quoi faire de leur temps. La plupart du temps, ils restaient inactifs, s’ennuyaient, tuaient le temps, jouaient aux cartes, fumaient les cigarettes orientales bon marché ou buvaient excessivement le vin ou le cognac, toujours disponibles. Bien trop souvent, ils prenaient aussi le chemin de la maison de tolérance, ce qu’ils considéraient comme une échappatoire à l’ennui.
Pour continuer à offrir de la variété et de la distraction, un bureau fut mis en place pour organiser des excursions en dehors de Saintes, incluant la visite de châteaux et de musées. Tout cela, bien sûr, gratuitement. Les excursions les plus prisées étaient celles vers l’un des innombrables domaines viticoles, avec leurs châteaux disséminés dans les environs. Étonnamment, ils furent partout accueillis avec beaucoup de gentillesse. Une équipe entière de vignerons et de maîtres de chai expérimentés se tenait prête pour guider les visites avec expertise. Des remarques comme envahisseur, occupant ou, pire encore, ennemi ne se faisaient jamais entendre. Au contraire, ces messieurs en uniformes élégants étaient chaleureusement accueillis, et on parlait même parfois d’amis.
La taille des caves fraîches, le nombre de bouteilles soigneusement entreposées sur des centaines de mètres d’étagères à plusieurs niveaux – dont beaucoup, recouvertes de poussière et de toiles d’araignée, témoignaient de l’âge incroyable de certains millésimes – surpassait tout ce que ces messieurs n’avaient jamais vu. Rares étaient ceux qui avaient une idée de la qualité et de l’histoire de ces vins, du travail et de l’expérience nécessaires à leur élaboration. Une dégustation approfondie s’ensuivait inévitablement. Pour les novices, des explications expertes étaient données sur les couleurs, les arômes, le goût et la finale de chaque vin. Et, bien sûr, un petit cadeau d’adieu : deux bouteilles de vin rouge sélectionné pour chacun. Pour les amis.
L’un des officiers avait entendu parler de Biarritz, cette station balnéaire mondaine tant prisée des Français, située sur la côte atlantique, tout au sud. Dans son imagination, il voyait une magnificence sans égale. Cela valait la peine d’être vu, tant qu’on était dans la région. Il réussit à convaincre plusieurs camarades de l’accompagner dans ce grand voyage organisé. Jakob, cependant, déclina l’invitation.
Huit officiers s’étaient procuré deux Citroën avec chauffeurs pour leur excursion. Ils partirent tôt le matin pour parcourir la longue route jusqu’à Biarritz, avant de revenir le soir même. À Biarritz, ils se photographièrent mutuellement sur la promenade en bord de mer, afin d’envoyer les clichés plus tard à leurs proches restés en Allemagne. De retour à Saintes, ils déballèrent leurs trouvailles. En ville, ils avaient découvert une boutique spécialisée dans les gants en cuir et s’étaient empressés d’en acheter trois, quatre ou même davantage de paires chacun.
— Des choses pareilles, ça n’existe même pas en Allemagne ! s’exclama l’un des officiers.
C’était encore ce Löffler, toujours si fanfaron.
— Vous ne me croirez pas ! Un choix immense de gants ! Regardez-moi ce cuir, si fin, si souple. Et la texture ! Ils disent que c’est du cuir de cerf. C’est ce que les vendeurs nous ont affirmé. Je veux bien les croire. Ils s’y connaissaient vraiment. Ils nous ont expliqué en détail comment ils les fabriquent. Un travail méticuleux, je vous dis. Allez, sentez ! Cette odeur, qu’est-ce que vous en dites ?
Ceux qui étaient restés à Saintes durent admirer, toucher, sentir.
— C’est un peu viril, non ? Vous ne trouvez pas ? Regardez, ils me vont comme s’ils étaient faits sur mesure. J’ai pris une paire noire, une brune et ces gants clairs très élégants.
C’était hilarant. La boutique était presque vide après leur passage.
— Heinrich, montre-nous un peu les tiens ! Heinrich a déniché des gants dans un cuir extrêmement luxueux. Comment ont-ils appelé ça déjà ? Du cuir de peccary, ou quelque chose comme ça. Jamais entendu parler. Heinrich, allez, montre-les-nous !
Heinrich déballa avec précaution les gants brun clair, enveloppés dans un papier de soie blanche, et les enfila lentement. Ceux qui l’entouraient admirèrent la qualité du cuir et sa souplesse exceptionnelle. Vraiment, une seconde peau.
— Et c’est quoi, le cuir de peccary ?
— C’est exactement ce que j’ai demandé aux vendeurs dans le magasin, expliqua Heinrich. C’est de la peau de cochons. Ça ne sonne pas très noble, dit comme ça. Mais attention, ce sont des cochons sauvages qui ne vivent, paraît-il, qu’en Amérique du Sud. Leur peau a beaucoup de pores irréguliers, c’est ce qui permet de reconnaître ce cuir, en plus de sa souplesse et de sa douceur particulières. En fait, c’est plutôt fait pour des mains de femme. Mais bon, moi, ils me plaisent. Et puis, grâce au taux de change, c’était tout à fait abordable. À côté du magasin de gants, il y avait une section qui vendait des parfums. Là aussi, on s’est fait plaisir, avoua Heinrich. Je me suis offert un parfum qui porte le joli nom de "Quelques Fleurs". Ce n’était pas donné, mais il sent merveilleusement bon. Apparemment, c’est une création d’un des plus anciens fabricants français. Ma fiancée va être ravie.
Les autres eurent droit à une petite démonstration olfactive.
Comme un coup de tonnerre, la nouvelle du 22 juin 1941 frappa les touristes de la Wehrmacht, totalement pris au dépourvu. Ils apprirent avec incrédulité que les Allemands avaient attaqué la Russie. Un choc. Pourquoi donc ? La Pologne, la France, et tout le reste, cela ne suffisait-il pas ?
Jakob fut à nouveau convoqué à Angoulême avec d'autres officiers, où on leur annonça ce qu'ils savaient déjà : les troupes allemandes avançaient depuis quelques jours avec succès contre les bolcheviks. Il leur fut dit qu’ils devaient se préparer à ce que cela change aussi la vie ici, en France. En tout cas, ils devraient être prêts à une mobilisation et se préparer en conséquence.
— De plus, nous devons nous attendre à ce que nos soldats, qui combattent si courageusement à l'Est pour la patrie, viennent ici pour quelques jours ou semaines. Ils doivent et devront se reposer, retrouver leur force de combat et prendre un peu de distance avec leur difficile tâche sur le terrain. Toutes les possibilités de détente doivent leur être mises à disposition, leur fut-il dit. Médecin-chef Kahnolt, nous avons particulièrement pensé à vous.
Jakob comprit. Quatre ou cinq mois plus tard, les premiers soldats arrivèrent. Épuisés. Marqués. Vidés. Il n'était pas bien vu qu’ils parlent de leurs expériences sur le front. Lors de conversations animées, il était question de marches fatigantes mais réussies et, comme on pouvait s'y attendre, de la faible résistance des Russes. Le chocolat était parfois nécessaire. Pas sans danger, car sa consommation pouvait conduire à sous-estimer le froid. En privé, les officiers choyés de Saintes entendirent d'autres récits. Et ceux-là n’étaient en aucun cas rassurants, ils étaient terrifiants. Des atrocités, qui n’étaient pas des contes.
On ne pouvait évidemment plus parler de guerre éclair. Au contraire. Les troupes habituées aux succès, avec leurs généraux, avaient manifestement sous-estimé l’hiver russe qui arrivait tôt, et tout indiquait que la prise prévue de Moscou échouerait lamentablement. La première grande défaite, dont personne ne voulait parler, qui ne devait pas exister.
L’ambiance jusque-là enjouée changea. Les paroles fortes se turent. Chacun savait : les jours insouciants étaient comptés, pourraient bientôt être définitivement révolus.
Les distractions devenaient d’autant plus importantes. Les plus grandes étaient organisées par l'agence spécialement créée pour les affaires touristiques et étaient réservées aux officiers. Une excursion devait mener à Cognac, situé à proximité. Jakob s’était inscrit. Il insista pour que Karl, malgré son rang inférieur, puisse l’accompagner.
Par une journée ensoleillée, ils partirent en direction de Cognac dans une grande Citroën et une Panhard, ce luxueux huit cylindres que l'on avait récupéré dans le parc automobile d'un industriel récemment enfui. Traversant les collines et les vignobles soigneusement entretenus et paisiblement étendus, ils furent conduits dans la célèbre ville.
Là, ils furent accueillis par un homme âgé parlant un excellent allemand. Il déclara qu’il était l’un des maîtres de chai ici. Son attitude servile était embarrassante. Les messieurs de Saintes apprirent quelques informations sur les raisins utilisés pour la fabrication du cognac : des raisins de diverses variétés, mais tous devant provenir de la région. Ils reçurent des explications sur les multiples distillations du jus alcoolisé et le vieillissement de plusieurs années dans des fûts de chêne.
Ils furent conduits dans l’un des grands chais, où des centaines de fûts d’eau-de-vie attendaient d’être mis en bouteille. La couleur typiquement ambrée et l’arôme du cognac, expliqua-t-on, provenaient des tanins du chêne dont étaient faits les fûts. Plus le vieillissement était long – cela pouvait durer six ans ou plus – plus la boisson devenait sombre.
Jakob, sortant du rang des auditeurs de plus en plus ennuyés, osa poser une question :
— Dites-moi, pourquoi les murs et les voûtes du chai sont-ils peints en noir ?
— Ah, intéressant que vous posiez la question. Ce n’est pas de la peinture, mais un champignon, lui expliqua-t-on. Un champignon qui se nourrit de l’alcool qui s’échappe toujours un peu des fûts et qui recouvre les murs de noir. Totalement inoffensif.
Le groupe apprit ensuite pourquoi des maisons comme Rémy Martin ou Hennessy – des noms que la plupart n’avaient jamais entendus auparavant – s’étaient précisément installées ici. En souvenir, une bouteille de vieux cognac leur fut offerte à chacun. Après la visite des caves, une visite guidée de la ville suivit directement.
Pour finir, le groupe se retrouva dans le grand jardin public de la ville pour y savourer un pique-nique et un premier verre d’une des bouteilles de cognac offertes. À l’ombre de vieux hêtres, ils trouvèrent un banc, riaient bruyamment et profitaient du moment.
— Quand je sens ici l’odeur du bois des arbres, en particulier du chêne, celui qui entre dans le cognac, commença Karl de manière inattendue, j’ai le mal du pays. Je n’y peux rien. Cela me donne une telle nostalgie de mon atelier. Et je me demande ce que je fais ici. Nous vivons comme des vacanciers ! Je suis bien plus utile chez moi.
Un des officiers qui écoutait, n’apprécia pas du tout.
— Faites attention à ce que vous dites ! s’écria-t-il avec colère. Nous avons ici une mission importante à remplir. Je vous conseille de vous taire, sinon il pourrait se passer quelque chose. On peut aussi rapidement vous muter. Là où vous vous sentirez peut-être plus utile.
— Karl peut bien parler de son métier et dire ouvertement qu’il a la nostalgie de sa famille et de son atelier. On est tous dans le même cas, non ? tenta Jakob pour apaiser la situation.
— Et voilà que toi aussi tu t’y mets. C’est avec des propos aussi stupides qu’on a perdu la dernière guerre ! Répliqua l’officier. Vous feriez mieux de vous taire.
Le plaisir de cette journée s’arrêta là.
De retour à la maison, Jakob et Karl s’assirent sur le banc devant leur église.
— Merci beaucoup, Jakob, de m’avoir défendu. Ça devient de pire en pire, presque dangereux, d’exprimer son opinion.
— Mais toi aussi, tu dois vraiment faire attention à ce que tu dis et surtout à qui tu le dis. Ça peut vite mal tourner. J’ai l’impression que, malgré la soi-disant ambiance détendue, l’atmosphère est de plus en plus tendue. C’est probablement lié à la guerre en Russie.
— Quand j’ai senti l’odeur du bois de chêne, sans doute à cause de la bouteille de cognac ouverte, tu ne le croiras pas, mais mon atelier m’est apparu soudain devant les yeux, mon établi tel que je l’avais laissé, avec tous les détails et les outils posés dessus. En fait, je voulais juste parler au groupe de la particularité des arbres et de l’odeur de leur bois. Mais alors cette nostalgie m’a envahi. Oui, ce mal du pays. Tu peux imaginer ça ? Chaque bois dégage une odeur qui lui est propre. Et quand je la sens, cela me donne le mal du pays, un véritable désir de rentrer chez moi. Au point d’en avoir presque les larmes aux yeux. Je ne sais pas pourquoi.
Karl se mit à parler avec passion.
— Le bois de chêne, par exemple, a une odeur légèrement acide après la première coupe. Quand il a été stocké plusieurs années, une odeur de mousse émerge à l’arrière-plan, rappelant le sol de la forêt, voire le chocolat, du chocolat noir. Cela me donne alors une indication sur l’emplacement, sur la patrie d’origine de cet arbre. Mais le noyer, c’est mon bois préféré. Le noyer français, précisément. Oui, vraiment le noyer français. Plus le bois est vieux, plus il dégage un parfum qui ressemble à la coque extérieure tendre de la noix. Il y a d’ailleurs une particularité avec le bois de noyer que presque personne ne connaît. Ça t’intéresse ?
— Je n’y connais rien. Mais raconte ! Ça nous changera les idées après notre excursion.
— Alors, dans la zone entre les racines et le tronc, là où la pousse porteuse de fruits a été greffée – tu vois de quoi je parle –, au fil des années, une grosse excroissance se développe. Nous l’appelons loupe racinaire ou simplement loupe, ou broussin. Cette partie de l’arbre a une valeur inestimable pour nous, les menuisiers. Je me souviens que mon père avait une fois acquis deux magnifiques loupes lors d’une vente aux enchères. J’étais là, quand il a découpé l’une des loupes en tranches épaisses avec notre grande scie à ruban. Mon père était vraiment excité. Chaque loupe révèle généralement un motif vif, avec des nuances chaudes de rouge et de brun, un véritable chef-d’œuvre. C’est presque trop beau pour être transformé. Mais on peut aussi avoir de la malchance, par exemple si une maladie de l’arbre a altéré le motif ou, dans le pire des cas, l’a défiguré au point de le rendre inutilisable. De nombreux clients nous apportent leurs vieux meubles pour les faire restaurer. Le bois s’est fendu, ou le placage s’est décollé. Parfois, les vers ont fait des ravages. Pour compléter le placage, le bois de la loupe est particulièrement adapté dans ces cas-là. On découpe alors un placage épais qui s’ajuste à la zone abîmée du meuble. J’ai de la chance d’avoir dans notre atelier une grande collection de bois, entreposé depuis longtemps et prêt à être travaillé à tout moment. Est-ce que je t’ennuie ?
— Non, non. Pas du tout. Au contraire. J’en apprends beaucoup.
— Souvent, mes clients apportent un tronc entier. Peut-être que leur père ou leur grand-père l’a abattu. Ils veulent que je fabrique un meuble à partir de ce bois, une commode ou une armoire, par exemple. J’aime faire ça. Si le tronc n’a pas encore été découpé et stocké, ils doivent être patients. Cela peut signifier qu’ils devront attendre encore quelques années avant d’avoir leur meuble. Le bois bouge toujours un peu, et plus l’abattage est récent, plus il est instable. Un séchage trop rapide, par exemple dans des pièces chauffées, est dangereux, car il provoque souvent des fissures. Les parties extérieures de la planche, l’aubier, perdent alors plus rapidement leur eau que le cœur. Et si on a de la malchance, le bois devient inutilisable pour le meuble. C’est terrible. Parfois, je dois couper du bois déjà collé avec beaucoup de peine et le recoller en plus petites pièces. Il faut de la patience, beaucoup de patience.
Karl était dans son élément.
— Jakob, ça me fait tellement de bien que tu m’écoutes.
Après l’une de leurs visites communes à l’église de l’abbaye, qui étaient entre-temps devenues une tradition hebdomadaire, Karl s’arrêta devant le portail d’entrée.
— Jakob, attends un peu. Je veux te montrer quelque chose. À chaque fois que j’entre dans cette merveilleuse église, et aussi quand j’en ressors, je suis obligé de m’arrêter devant ce portail. Regarde les sculptures sur pierre des chapiteaux, je veux dire celles des colonnes, ici, à droite et à gauche. Tu remarques quelque chose ?
— Hm… C’est assez étrange. Des figures, des entrelacs, ou je ne sais pas comment appeler ça. Je vois des personnages. Ils sont à l’envers. On dirait qu’ils font le poirier. C’est bien ça ?
— Exactement, c’est aussi ce que je vois. Et qu’est-ce que tu remarques encore, entre les jambes de ces personnages, si ce sont bien des humains ?
— Ce sont des visages… ou plutôt des grimaces, des monstres, quelque chose d’effrayant qui nous fixe du regard. Ça doit être fait pour inspirer la peur.
— La première fois que j’ai vraiment observé cette sculpture, je me suis dit : et si tous les pécheurs ne pouvaient pas entrer dans cette église, même en se tenant sur la tête ? Dans ce cas, nous serions en première ligne… nous, les occupants ! Nous ne pourrions pas y entrer.
— Tu crois ? C’est une perspective peu réjouissante. Mais je vois aussi quelque chose qui ressemble à des ailes sur les côtés des figures.
— Oui, moi aussi. Têtes en bas, ou bien tombant au sol les bras tendus, comme s’ils chutaient, et avec ces ailes… Ce pourraient être des anges déchus.
— Des anges déchus ? J’en ai déjà entendu parler, mais je ne sais pas ce que cela signifie exactement.
— Ils représentent le mal. Ils sont bannis. À cause de leurs mauvaises actions, de leurs péchés, on peut dire, ils sont chassés, peut-être du paradis, peut-être du ciel. Et ils deviennent des démons. Des démons qui peuvent aussi être dangereux pour nous. L’entrée de l’église leur est interdite.
— Et pourquoi me montres-tu ça ?
Karl se pencha vers Jakob et murmura :
— Le démon… Écoute bien… C’est Satan. C’est celui qu’ils appellent le Führer. Et comme nous ne résistons pas, le malheur menace tout le monde. J’y pense toujours en franchissant cette porte.
— Mon Dieu, Karl, tu es fou ? Tu es devenu complètement cinglé ? Ça pourrait nous coûter la vie, nous faire exécuter sur-le-champ. Si quelqu’un nous entend… Tais-toi !
Karl se tut. Puis, après un moment :
— On verra bien à qui ça coûtera la vie. Espérons que nous n’en ferons pas partie.
Ils marchèrent encore un moment en silence. Puis leurs chemins se séparèrent, et chacun regagna son lieu de repos.
Tous deux pensaient au drame qui s’était récemment déroulé dans leur bataillon. Simon, un jeune officier, encore naïf et plein d’illusions, tout juste sorti de l’université, avait rejoint leur unité. Quelques semaines auparavant, il aurait déclaré à haute voix qu’on ne pourrait jamais gagner cette guerre contre la Russie, tout comme Napoléon en son temps. Il avait parlé sans détour, affirmant qu’il ne prendrait jamais une arme en main. Pour certains, c’en était trop. La Gestapo était venue chercher Simon. Après un procès expéditif, selon les rumeurs, il avait été fusillé pour prétendue atteinte au moral des troupes.
Un dimanche de fin d’été, alors que Jakob entamait son cinquième mois à Saintes, il avait de nouveau pris la moto B-Krad pour se rendre avec Karl dans la ville voisine de Royan. Leur destination était le café situé devant le Casino Municipal, sur la Grande-Conche, d’où l’on avait une vue magnifique sur la plage. Ce jour-là, toutes les places en terrasse étaient occupées : des couples, des familles avec leurs enfants… Une joyeuse agitation, pleine de couleurs. Jakob et Karl se tenaient sur le bord de la terrasse avec d’autres personnes, attendant qu’une table se libère. Ils se sentaient observés. Les regards qu’on leur lançait n’étaient pas bienveillants. C’est alors qu’un maître d’hôtel, reconnaissable à sa queue-de-pie et à son écharpe rouge, s’approcha d’eux avec une politesse professionnelle et les invita à le suivre. Il les mena jusqu’à une table où un jeune couple venait tout juste de s’installer. Avec un simple geste, il leur fit comprendre qu’ils devaient céder leurs places. Jakob vit la scène et voulut protester. En vain. Déjà, le couple quittait précipitamment la terrasse. Le maître d’hôtel remit les chaises en place. Jakob et Karl s’assirent. Ils n’avaient pas d’autre choix.
— Je ne sais pas ce que tu ressens, Jakob, mais moi, j’ai honte, chuchota Karl. J’ai honte d’être assis ici en uniforme et de profiter de ces privilèges qui ne sont pas mérités. Je me sens vraiment mal. Regarde autour de toi, vois comme ils nous observent de tous côtés ! Tu as remarqué que les habitants n’ont même pas le droit d’utiliser leur propre plage ? Qu’est-ce qu’on fait ici ? Tu as entendu dire qu’ils souffrent de la faim pendant que nous nous empiffrons et leur achetons tout à des prix dérisoires ? Comment cela va-t-il finir ? Je sens bien que nous n’avons rien à faire ici. Nous devrions rentrer et laisser ce beau pays à ceux auxquels il appartient. Et pourquoi pas, quand le moment sera venu, revenir en simples voyageurs. Imagine, un jour, le monde entier s’armera contre nous. J’en suis presque sûr, ça arrivera. Et tu verras, ce sera notre fin.
Soudain, Jakob se remémora les paroles d’adieu de sa logeuse à Cracovie.
— J’ai bien peur que tu aies raison. Mais ne dis pas ça trop fort. Après un moment de silence, il ajouta : Je ne sais pas quoi faire. Que pourrions-nous changer, maintenant ?
Karl ne lâcha pas prise.
— Probablement rien ! Regarde-nous… Nous sommes assis là, comme des corps étrangers dans nos uniformes. On nous traite comme des princes, et nous acceptons cette faveur constante, soit avec condescendance, soit, comme en ce moment, par résignation.
Il se pencha vers Jakob et poursuivit à voix basse :
— Ils nous haïssent. Ils nous sourient en nous servant, mais ils nous méprisent. Et ils ne disent rien. Comment le pourraient-ils ? Ils attendent juste la première occasion pour nous le rendre au centuple, pour riposter, pour nous cracher au visage. Et on ne peut pas leur en vouloir. Tu as entendu parler de ce soldat qui montait la garde et qui a été abattu récemment ? On murmure que ce sont probablement des partisans qui l’ont tué. Moi, en tout cas, je ne me sens pas en sécurité. Je suis convaincu que sous cette apparente soumission, ça bout. Et ce n’est pas aussi sûr pour nous qu’on le croit, pas même ici, pas même maintenant. Je me sens tellement déplacé. J’en ai perdu l’appétit, je te le dis. C’est la dernière fois que je viens ici.
Jakob resta silencieux.
— Et pour être clair, poursuivit Karl, je ne me suis pas engagé volontairement dans cette guerre, contrairement à mon père à son époque. Un jour, on m’a simplement annoncé que j’étais appelé sous les drapeaux. Je ne sais pas pourquoi c’est tombé sur moi. Puis, on m’a envoyé ici. Ce qui est encore une chance, à moins que ce ne soit le calme avant la tempête… Je dois t’avouer que j’ai un très mauvais pressentiment. J’essaie de faire de mon mieux, mais j’espère qu’on me renverra bientôt chez moi, que quelqu’un viendra prendre ma place, comme on me l’a promis. Mais une chose est sûre : je ne remettrai plus jamais les pieds dans ce café !
Un matin dans les jours suivants, deux hommes de la Gestapo se présentèrent à l’ambulance de Jakob. Ils lui tendirent les certificats de décès de trois jeunes et lui demandèrent de les signer. Sur les documents, il était écrit :
— Mort par noyade.
— Où puis-je voir les corps ? demanda Jakob.
— Désolé, les familles ont déjà enterré les défunts. Signez !
— Et où ces trois jeunes hommes, âgés de dix-sept, dix-huit ans, se seraient-ils noyés ?
— Ils ont été retrouvés flottant dans l’eau, à quelques centaines de mètres en aval de la ville.
— Aucun autre médecin n’a-t-il pu les examiner avant l’enterrement ?
— Signez maintenant et ne posez pas de questions sur des affaires qui ne vous concernent pas.
Cela lui sembla étrange. Était-il concevable que les corps aient été enterrés dès le lendemain de ce qui semblait être un accident tragique ? Jakob savait qu’il aurait dû exiger un examen des corps. Il se sentit pris au dépourvu. Il ne se sentait pas bien. Il n’était pas préparé à une telle situation. Puis, il signa, sans avoir vu les morts, sans avoir vérifié que la noyade était bien la cause du décès. Au même instant, il comprit qu’il venait de commettre une erreur. Il avait cédé trop vite, par crainte de l’autorité de la Gestapo. Inutilement. Il aurait dû poser plus de questions.
Peu après, il apprit que les trois jeunes avaient été jetés par des SS par-dessus la rambarde du pont Bernard Palissy dans la Charente et qu’ils n’étaient pas morts noyés, mais avaient succombé à leurs blessures. Il fut horrifié et en parla avec Karl. Celui-ci tenta de le rassurer, affirmant que Jakob n’avait sans doute pas eu d’autre choix que de signer. Il était difficile de s’opposer à la cruauté du monde.
Jakob n’en était pas convaincu. Peut-être aurait-il dû refuser…
Les visites de contrôle hebdomadaires au bordel de la rue Désiles devenaient de plus en plus une épreuve. Pour Jakob comme pour les femmes. Cette odeur suffocante et persistante de sueur, de parfum rance, de sperme et de désinfectant âcre, qui imprégnait les lieux, lui coupait le souffle à chaque fois. Beaucoup des femmes présentes étaient, selon lui, mineures. Elles avaient atterri là d’une manière ou d’une autre, livrées à la sous-maîtresse, enfermées. Elles ne pouvaient quitter la maison qu’accompagnées. Or, trouver un accompagnateur autorisé relevait de l’impossible. Jakob voulait à tout prix leur offrir un soulagement. Celles qui désiraient partir et lui inspiraient confiance obtenaient de lui le laissez-passer nécessaire.
Un jour, alors qu’il se tenait de nouveau au comptoir de l’entrée du bordel et discutait avec la sous-maîtresse des nouvelles arrivées et des départs, ainsi que des femmes devant passer un contrôle médical, une jeune fille s’approcha de lui et le supplia de lui accorder un entretien en privé. La sous-maîtresse fit mine de la chasser. Jakob demanda à la jeune fille d’attendre, mais lui promit qu’il viendrait l’écouter.
— Où travaille cette jeune femme ?
— Dans la cabine quatre.
Il se tourna vers la jeune fille :
— Retournez dans votre chambre, je vais venir vous voir.
Jakob passa devant le bar rudimentaire du lieu de rendez-vous, où deux femmes à moitié nues étaient assises sur des tabourets en cuir. Elles ne prêtèrent aucune attention à sa présence. Il écarta un rideau et pénétra dans le couloir de la maison. Il frappa à la porte de la cabine quatre et entra après avoir entendu un « Entrez ! » dans la pièce de travail d’une prostituée, qu’il connaissait déjà. Une petite chambre, d’environ trois mètres sur trois. Au sol, une mosaïque de carreaux de faïence variés, majoritairement gris, dont un ou deux étaient cassés. Les murs étaient recouverts de tissu à motifs rougeâtres, délavé par le temps. Au centre, un lit de fer étroit, rongé par la rouille. À droite, une chaise au rembourrage usé, et derrière un rideau, un minuscule espace privé. La jeune femme, frêle, sûrement encore mineure, se leva et s’inclina.
— Merci beaucoup, Monsieur le Docteur, d’être venu. Vous ne voulez pas vous asseoir ? On dit ici que vous avez bon cœur.
— Merci, je préfère rester debout. Que puis-je faire pour vous ?
— Monsieur le Docteur, je vous en prie, aidez-moi. Je ne suis pas ici de mon plein gré. J’ai été forcée. Il y a deux semaines, je rentrais chez moi. Je n’habite même pas ici. Je viens des environs de Nontron. Vous ne connaissez sûrement pas, c’est au sud-est, juste à la frontière de la zone libre de notre pays. Soudain, une voiture s’est arrêtée à côté de moi, des soldats de la Wehrmacht allemande. Deux sont sortis en courant, m’ont attrapée et traînée de force dans le véhicule. Ils étaient très brutaux. Je n’ai presque pas pu me défendre. Ils ont déchiré mon chemisier. Je peux vous le montrer. J’avais une peur terrible de ce qui allait m’arriver. Ils ont menacé de m’abandonner quelque part. Finalement, ils ont fait tout le trajet jusqu’à Saintes – je n’étais jamais venue ici – et m’ont amenée dans cette maison. On m’a dit que je devais y travailler. Vous voyez bien ce que cela signifie. C’est une honte pour moi. Mon Dieu ! Aidez-moi. Je veux rentrer chez moi. Je n’ai rien à voir avec cette maison. Ils disent que tout ira bien, qu’il faut juste que je m’habitue. Mais je ne veux pas m’habituer. Je veux rentrer chez moi. Vous imaginez l’inquiétude de mes parents ? Et s’ils apprennent où je suis tombée… Mon Dieu, quelle honte ! Je suis certaine qu’ils n’ont aucune nouvelle de moi depuis plus de deux semaines.
— Si ce que vous dites est vrai, et je vous crois, je vais faire en sorte que vous sortiez d’ici. Le plus rapidement possible. Je reviendrai vers vous.
Le jour même, Jakob se rendit auprès du commandant de la ville et lui fit part de l’incident. Après de nombreuses discussions, la jeune fille fut ramenée à la frontière auprès de ses parents dans un véhicule militaire, accompagnée d’excuses. Les soldats qui avaient abusé de leur pouvoir ne purent être identifiés. Jakob doutait fortement qu’ils soient un jour tenus pour responsables.
Les lettres que Jakob recevait de Lene laissaient entendre que la situation alimentaire à la maison devenait de plus en plus difficile : le menu s'était considérablement appauvri, presque tout était rationné et ne pouvait être obtenu que sur présentation de coupons. Lene écrivait que ce qui lui manquait le plus, c'était le sucre et le beurre. Le thé était pratiquement introuvable. Le café avait un goût de chicorée, et du véritable café en grains ne se trouvait nulle part. Si Jakob obtenait de nouveau une permission — ce qu'elle espérait ardemment —, elle ne savait pas ce qu'elle pourrait lui offrir.
Des lettres au contenu similaire parvenaient à tous les soldats. Un défi pour ces « coqs en pâte » qu’ils étaient ici. Pour leurs proches restés à la maison, ils vidaient littéralement des magasins entiers, des actes proches du pillage. Des denrées alimentaires telles que des œufs, du beurre, du jambon, du lard, ainsi que des lièvres ou des poulets plumés étaient amassés lors de véritables expéditions de ravitaillement dans les villages environnants. Certains avaient même l'audace de se plaindre lorsqu'il n'y avait pas tout ce qu'ils désiraient, à tout moment.
Chez les officiers, ces virées de ravitaillement et l’emballage collectif des provisions étaient devenus des passe-temps chaque après-midi. Ils voulaient faire profiter leurs proches de leur propre luxe, s’imaginant les grands yeux émerveillés à l’ouverture des colis.
Prémices du printemps 1942. Pendant la journée, il pouvait déjà faire agréablement chaud. Jakob fut de nouveau convoqué au commandement militaire d'Angoulême. Il s’en doutait : les choses allaient devenir sérieuses. Pourquoi, cette fois, le transportait-on sur les soixante-dix kilomètres dans la confortable Peugeot 402, cette voiture voyante dont il savait qu’elle avait été confisquée quelques mois plus tôt à un collègue français avec lequel il entretenait même une amitié ? La justification avait été simple : « Nous avons simplement plus besoin de la voiture que vous. »
— Nous vous informons, lui dit-on, qu'il est prévu de constituer une division destinée à soulager nos armées courageusement engagées en Russie. À l'avenir, vous devrez obéir aux ordres du major Hünemann, qui dirigera l'unité de transmissions de cette division. Nous allons rassembler pour cette troupe des soldats originaires du Bade-Wurtemberg. Nous pensons que cela leur donnera au moins un semblant de sentiment d'appartenance à leur région, même sur le front.
— Et qu’est-ce que cela signifie pour mon service médical ? demanda Jakob.
— Votre unité sanitaire, que vous commanderez en tant que médecin-chef — votre promotion a été décidée — sera renforcée par deux autres médecins et huit infirmiers. Ils seront tous intégrés à la compagnie du major Hünemann. Nous avons également prévu douze à seize brancardiers et d’autres auxiliaires.
Jusqu’alors, il n’avait été question ni d’exercices militaires, ni d’engagements en situation de combat. Cela allait changer. Jakob en eut un avant-goût lorsqu’il fut emmené, comme les autres soldats et sans explication, au sud de la ville, devant les murs de l’ancienne cité. Là, sur un terrain découvert, des exercices étaient prévus.
L’entraînement commença sur ce terrain légèrement vallonné par des exercices de reptation. Comme des animaux rampants. Les cris fusaient sans cesse :
— Têtes baissées ! Bon sang, vous êtes sourds ? Têtes baissées ! Avancez le corps avec les mains et les coudes ! Plus vite ! Plus vite ! Vous êtes devenus trop gras ou quoi ? Poussez avec les pieds ! Baissez le cul et les genoux ! Avancez plus à plat ventre ! C’est la seule façon d’éviter de vous faire descendre, compris ?
Au fil des heures, il dut s’exercer à creuser des tranchées à l’aide d’une petite pelle pliante. Creuser des tranchées ! Et en cadence. Son dos commença à le faire souffrir.
— Imaginez que vous n’ayez presque pas de temps pour vous mettre à l’abri. Vous serez bien contents de pouvoir sauter dans une tranchée. Plus vous suez ici, sur le terrain d’exercice, moins vous saignerez sur le front.
Il détestait ce genre de leçons. Et il avait peur. Il sentait confusément qu’on le préparait à une réalité pleine de dangers, probablement une question de vie ou de mort. Du fond de lui, des images inconnues émergeaient, annonciatrices de malheur. Ce cliquetis sinistre des chenilles de chars, il ne le connaissait jusque-là que de loin. Maintenant, sur le terrain d'entraînement, ils fonçaient dans tous les sens, déchaînés, dans un vacarme infernal. Les chars avec leurs canons. L’exercice consistait à viser et à tirer sur l’ennemi.
Au deuxième jour de l’instruction : le comble de l’absurdité. On mit dans la main de Jakob une balle en fer.
— Imaginez qu’il s’agisse d’une grenade à main. Disons, un modèle russe. En situation réelle, nos grenades sont un peu différentes, plus légères et plus faciles à lancer.
Puis, brusquement, on lui aboya dessus :
— Peu importe, lancez !
Jakob pensa à ses souvenirs d’école. En sport, ils avaient dû lancer une balle d’un poids similaire. Cela n’avait déjà pas été son point fort à l’époque. Il prit la balle de la main gauche et la plaça dans le creux de son épaule gauche.
— Stop ! Mais qu’est-ce que vous faites ? Épaule droite, main droite !
— Je suis gaucher.
Jakob posa de nouveau la balle sur son épaule gauche et essaya de canaliser toute sa colère dans le lancer : la colère contre l’entraînement, l’humiliation, l’instrumentalisation de sa personne. Il ne parvint pas à dépasser sept mètres.
— Quoi ? C’est tout ? Bon sang, ce truc pèse à peine 500 grammes ! C’est pas possible ! Monsieur l’officier, vous allez recommencer, et faites un effort cette fois ! cria le sergent, fier d’avoir un officier à rabrouer.
Jakob lança à nouveau.
— Mon Dieu, ce n’est guère mieux. Ça peut être sacrément dangereux pour vous. À ce que je vois, vous ne pourrez lancer une grenade que si vous avez tout de suite un abri contre les éclats. Autrement dit : vous lancez et vous vous mettez immédiatement à couvert !
Jakob laissa retomber la balle.
— Vous savez très bien que, en tant que médecin, je n’appartiens pas aux troupes combattantes. Je n’y ai même pas le droit. Je ne prendrai donc jamais ce genre de chose en main.
— Il y aura des situations où votre statut de médecin ne vous sera d’aucune aide. En cas d’urgence, vous devrez défendre les blessés qui vous sont confiés. Vous serez bien content d’avoir tenu ce genre d’engin et de savoir le lancer.
— Vous voulez dire que je devrais lancer des grenades depuis un poste de secours ? Jamais. Ce serait carrément du suicide.
— Je vous conseille de faire attention, même si vous êtes docteur. Nous n’avons vraiment pas besoin de vos leçons pour savoir ce qui est bien ou mal.
Jakob écrivit à Lene :
« Ma chérie,
Si j'ai bien compté, notre enfant devrait naître dans les prochains jours. J’espère que tu es entre de bonnes mains à l’hôpital Averdieck. Malheureusement, je suis loin et je ne peux rien faire d’autre que penser très fort à toi. Heureusement, une partie de la famille vit à Hambourg, notamment Elisabeth, avec qui tu as pu, comme tu me l’as écrit, nouer une véritable amitié. Elle aussi est seule, puisque son mari a été mobilisé, lui aussi au front, comme ils disent.
Aujourd’hui, je n’ai malheureusement pas de bonnes nouvelles à t’annoncer. Vous avez dû entendre, et nous en avons déjà longuement parlé, que notre Wehrmacht est engagée contre la Russie depuis le milieu de l’année dernière. Un pays immense. Nous avons accueilli cette offensive avec des sentiments partagés, pour être honnête, avec beaucoup d’inquiétude. Cette inquiétude traverse presque tous les rangs, à quelques exceptions près – toujours les mêmes. Et il semble que les semaines et les mois insouciants passés en France, sans doute immérités et qui, à chaque fois, me font culpabiliser en pensant à toi, touchent à leur fin.
Tu sais bien que je ne peux pas tout écrire dans une lettre sur ce que je pense et ressens. On m’a annoncé que je serais envoyé, avec presque tous les autres officiers d’ici, sur le front russe, pour, soi-disant, soulager les unités qui y combattent. On m’a déjà assigné à la compagnie où je serai responsable des soins médicaux, une unité de transmissions dirigée par un major nommé Hünemann. Cet homme s’est présenté à nous il y a quelques semaines. Avec son petit ventre sympathique, il m’a rappelé mon père. J’ai eu l’impression qu’il n’était pas, lui non plus, un grand sportif. En revanche, il semble réfléchi, expérimenté, certainement pas un casse-cou. Un père de famille, je dirais un peu plus de cinquante ans. Il nous a confié qu’il était architecte de profession. Je pense que c’est un homme de devoir, mais aussi de bon sens. Il n’a rien laissé paraître sur sa position vis-à-vis de Berlin. J’étais sûr qu’il savait pourquoi il gardait le silence sur ce sujet. Mais je peux imaginer ce qui lui traverse l’esprit : tout ça, c’est du grand n’importe quoi.
Je ne me fais pas d’illusions. Malheureusement, ce genre d’unité se retrouve souvent en plein cœur des combats. Heureusement, sans devoir y prendre part directement. Tu devines ce que cela signifie : sans devoir tirer moi-même. C’est un réconfort. Mais cela veut dire aussi que nous dépendons de la protection des autres, ce qui n’est pas toujours rassurant. La seule chose qui me réjouit, c’est que Karl m’accompagnera et m’épaulera. Je t’en ai déjà souvent parlé. Il est d’un grand soutien pour moi, un ami, et aussi un peu une source de réconfort.
Un autre réconfort, bien sûr, c’est de savoir que ma seule mission sera de soigner les blessés et d’atténuer la souffrance des soldats meurtris.
Pour la naissance de notre enfant – je suis convaincu que tout se passera bien – je devrais avoir droit à deux semaines de permission. Au début, ils ont râlé à cause de la situation actuelle. Mais j’y compte fermement. Nous profiterons alors pleinement de ces jours, toi et moi, ou plutôt nous trois ! Rien ne pourra nous en empêcher.
Depuis Hambourg, je devrai, aux premiers jours de mai disent-ils, rejoindre la troupe en passant par Breslau. Hier, j’ai envoyé un gros colis pour toi, probablement le dernier.
J’ai hâte de te retrouver. »
Lene attendait cette lettre avec une grande impatience – mais elle redoutait le message qu’elle contenait. Quelle détresse de savoir que son mari bien-aimé, tout juste épousé, allait être envoyé au front. Maintenant, à l’approche des derniers jours de sa grossesse. Que pouvait bien signifier tout cela ? Incompréhensible.
*
Traduction de Laure Bergeron - 2/2025